mythique des transsexuels
Dans le Casablanca des années 60 et 70, un gynécologue génial et amoral avait fait de la mégapole marocaine la capitale mondiale du changement de sexe.
Casablanca a l’habitude de nous renvoyer l’image de la ville coloniale dépeinte par le célèbre film auquel la ville donne son nom, celle d’une dernière frontière exotique dans le chaos de la Seconde Guerre mondiale.
Mais la mégapole marocaine, creuset de populations aux origines diverses, cité grouillant d’aventuriers aux parcours heurtés, a aussi bâti une seconde réputation aujourd’hui presque oubliée, celle d’avoir été pendant des décennies la Mecque des transsexuels.
Dépravée et fêtarde, la Casablanca huppée de cette époque abritait une petite communauté cosmopolite et insouciante, uniquement préoccupée par une quête effrénée de jouissance, menant une existence détachée des réalités sociales et politiques du Maroc de Hassan II.
Un des personnages incontournables de ce milieu dissolu, Georges Burou un gynécologue obstétricien, qui, par ses opérations sur les transsexuels, plaça longtemps Casablanca dans le panthéon mondial des cités qui comptent en chirurgie.
Médecin de génie ou docteur Folamour?
Enigmatique et fascinant, Georges Burou continue, 25 ans après sa mort, d’être entouré d’un halo de mystère. Des confrères —admiratifs ou accusateurs— l’ayant côtoyé, n’en parlent que sous couvert d’anonymat, dans un réflexe d’autoprotection, comme si leur nom ne devait en aucun cas être confondu au sien.
Tout comme ces rares patientes devenues des amies, des confidentes parfois, qui lâchent au compte-gouttes et à demi-mot des révélations souvent effrayantes, avec le sentiment coupable de trahir la mémoire d’un homme d’exception.
Alors, Georges Burou, médecin de génie ou docteur Folamour? Certainement un peu des deux. Né en 1910 en France de parents enseignants, le petit Georges part très tôt avec sa famille s’installer dans l’Algérie colonisée.
Il y poursuit de brillantes études, décroche à Oran un diplôme de gynécologie-obstétrique et devient chef de clinique des hôpitaux d’Alger, comme il le mentionnera plus tard sur la plaque de cuivre ornant la façade de sa clinique casablancaise.
L’histoire officielle retient qu’il est forcé de quitter l’Algérie au début des années 40 avec sa première femme infirmière et ses deux enfants, à la suite de déboires amoureux, pour s’installer dans le pays voisin, le Maroc.
La réalité serait toute autre, bien moins romantique en tout cas: il aurait été radié de l’ordre des médecins français pour avoir réalisé des avortements, pratique alors interdite en France (et dans ses colonies) jusqu’à la loi Veil de 1975.
Il s’installera alors à Casablanca, officiant à ses débuts dans la Clinique Conte près du square Murdoch, dans celle du val d’Anfa, avant de prendre définitivement ses quartiers à la célèbre clinique du Parc, rue Lapébie, aux abords de l’actuel boulevard Hassan II.
Il n’est pas le seul français d’Algérie rayé de l’ordre à exercer à Casa. Un confrère généraliste installé au quartier Maârif tentera bien l’expérience, avant que la pression médiatique combinée à un manque de relations en haut lieu ne le force à jeter l’éponge.
Georges Burou, lui, tient bon, et durant une dizaine d’années, pratique son métier de simple gynécologue avec bonheur et réussite.
«Bien plus que de faire naître des enfants, c’est surtout pour les avortements qu’il continuait à pratiquer en toute illégalité que les femmes du Maroc entier venaient le consulter. Il était célèbre pour cela et n’avait aucun problème avec sa conscience. Il estimait qu’une femme ne devait pas mettre au monde un enfant dont elle ne voulait pas, au risque de le rendre malheureux. Du moment que tout était fait dans la discrétion, ça ne dérangeait personne», fait remarquer cette ancienne patiente française, qui fut l’une de ses premières quand il débarqua au Maroc en 1942.
On peut aussi lire d'autres témoignages comme celui-ci, datant de 1952
De sulfureux faits d’armes
Et ce ne serait pas là le moindre de ses sulfureux faits d’armes. Si cette empathie pour ses patientes, qu’elles soient issues de milieux aisés ou bien de la campagne, révélait un côté angélique du personnage, des pratiques occultes qui ont longtemps alimenté la rumeur casablancaise et fruits de témoignages jurés sur le cœur, laissent entrevoir un côté plutôt démoniaque.
«En plus des avortements et des opérations sur les transsexuels, le docteur Burou était couru pour deux raisons. La première était que les enfants qu’il mettait au monde étaient toujours sains et bien portants. La seconde, qu’il parvenait souvent à faire tomber enceinte des femmes qui ont longtemps eu du mal. Elles disaient qu’il leur “mettait l’aiguille”. Dans le second, il s’agissait simplement de fécondation in vitro, les premières du genre au Maroc, sans l’assentiment du mari, afin de ne pas froisser sa virilité. Il disait qu’ainsi, tout le monde était content», ajoute, péremptoire, cette patiente devenue confidente de ce Dr Jekyll et Mr Hyde.
Toujours est-il que le succès est au rendez-vous et la fortune sourit, se greffant à une noria de qualités qui ont contribué à bâtir la légende du chirurgien.
Ses contemporains parlent d’un play-boy intelligent, charmeur et cultivé, passionné par sa fonction, à laquelle il avait dédié sa vie.
«C’était un monsieur discret et toujours à l’écoute des autres, très propre sur lui, athlétique et toujours bronzé, passionné de planche à voile, de ski nautique et de bateau qu’il pratiquait à la base nautique de Mohammedia. Il gagnait très bien sa vie, en profitait et en faisait profiter la cour qu’il entretenait chez lui. En revanche, pas question qu’il verse un centime aux impôts. Lorsque nous venions auditer ses comptes, il était toujours débiteur. A la fin, nous nous en amusions. C’était un secret de polichinelle, son association avec une grosse légume à Rabat qui lui assurait une sorte d’immunité fiscale», s’amuse cette ancienne inspectrice des impôts, qui, de fil en aiguille, nouera une amitié, sincère, dit-elle, avec ce personnage hors du commun.
Un ingénieur à la poitrine ravissante
En vérité, ces questions bassement matérielles ne l’intéressaient guère, dévolues qu'elles étaient à sa seconde femme, Lisa. Lui, était fasciné par son travail, qu’il pratiquait dans sa clinique cossue à tout moment de la journée, à l’aube parfois.
Surtout que l’année 1956 marquera un tournant dans sa carrière quand, par le plus grand des hasards, comme il le révèle dans le portrait que lui consacre le magazine Paris Match en 1974, il est amené à effectuer sa première opération de transsexuels:
«J’ai débuté cette spécialité presque par accident, parce qu’une jolie femme était venue me voir. En réalité, c’était un homme, je ne l’ai su qu’après, un ingénieur du son à Casablanca, âgé de 23 ans, vêtu en femme (…), avec une poitrine ravissante qu’il avait obtenue grâce à des piqûres d’hormones (…). Il m’a parlé de ses problèmes (…), ayant la conviction profonde que son corps de garçon était un tragique accident de la nature et irrémédiable (…). Devant ce problème tout nouveau pour moi (…), j’ai étudié pendant plusieurs mois les bassins masculin et féminin et je l’ai fait hospitaliser chez moi, dans ma clinique, qui se trouve à côté de mon cabinet et au dessous de mon appartement. L’opération a duré trois heures. La «malade» est restée un mois en convalescence. Elle était satisfaite au-delà de toute expression. J’en avais fait une vraie femme.»
L’extraordinaire aventure est lancée.
«On leur apprenait à marcher comme une femme»
La clinique en question est celle du Parc. Dans les deux premiers étages séjournent les patientes «classiques», le troisième est le laboratoire d’expérimentations.
En plus de la salle d’opérations, on y trouvait une salle «où les futurs opérées étaient préparées psychologiquement à leur condition de femme à venir, on leur apprenait à se maquiller pour cacher leur pomme d’Adam, à marcher comme une femme…», ajoute l’ancien agent des impôts.
Sa troisième opération est une célébrité. En cette année 1958, Jacqueline Charlotte Dufresnoy, star du Music Hall au Carrousel parisien, sous le pseudonyme de Coccinelle, croise le chemin d’une jeune italienne travaillant comme électricien qui lui fera part de son opération l’année précédente.
Coccinelle se rend à Casa avec une amie, Pamela, elles passent entre les mains de l’artiste, lui conférant par la suite une publicité internationale. D’autant qu’elle obtiendra après moult recours devant le tribunal, l’autorisation de changer de nom, et celui de se marier à l’église puis de divorcer six mois plus tard, en convoquant la presse.
«Je lui en veux d’avoir fait un tel tapage publicitaire», déclarera en substance Georges Burou à Paris Match, confirmant ce que son entourage clamait déjà, à savoir ce détachement face à la notoriété.
Ses interventions sur les stars de l’époque se suivent et se ressemblent. Coccinelle —qui décédera en 2006— placera deux ans plus tard dans son sillage sa collègue des cabarets, Bambi.
Dans son autobiographie, cette dernière tresse des lauriers à celui qui lui rendra sa véritable identité:
«Je m’envole pour Casablanca le 17 avril 1961. Clinique du Parc. L’autorité du Dr Burou me rassure. Pour 5.000 francs de l’époque et en deux heures et demie, le mirage sera enfin matérialisé. Appréhension de l’accident. Réveil nauséeux. Les bons soins du personnel ne peuvent tout à fait atténuer l’anxiété de voir des tuméfactions, des tuyaux incorporés, des chaires anesthésiées. Mais il y a quelque chose d’accompli, une renaissance. En quinze jours, je suis fixée sur la réussite de l'opération. (…). Je n’ai qu’un mobile: être apte à mener une vie normale (…).
Un lupanar à l’ambiance feutrée
Les exploits du docteur atteignent toutes les contrées du monde. L’artiste néerlandaise Colette Berends et le plus célèbre transsexuel britannique April Ashley passent entre les doigts du magicien de la vaginoplastie en ces années 60.
Dans ses mémoires rédigées en 1982, et intitulées L’odyssée d’April Ashley, elle décrit avec un luxe de précision l’ambiance psychédélique qui régnait dans le lieu qui abrita sa métamorphose.
Elle parle de lupanar à l’ambiance feutrée d’où se dégageaient de fortes volutes d’encens. De lourds rideaux en velours se refermaient sur des salles meublées de colonnades, de bustes et de statues, une atmosphère surréaliste qui ferait presque oublier la douleur et les bains de sang qui ont accompagné ce genre d’opérations.
Un constat que partage Sarah W., une jeune anglaise passée par la clinique en 1967, qui se souvient s’être évanouie sous l’effet de la douleur.
La légendaire joueuse de tennis américaine Renée Richards, qui entama une brillante carrière à plus de quarante ans en circuit WTA (Women's tennis Association) est, elle aussi, passée par les lambris de la clinique du Parc, sans pour autant oser franchir le pas.
Elle freine des quatre fers, rongée par l'angoisse après avoir reçu les œstrogènes nécessaires à l’opération. Il lui faudra attendre plus de dix ans pour voir mûrir son courage et sauter le pas en Californie.
En ce milieu des années 70, le docteur Burou a plus de 800 opérations à son actif. C’est un praticien mondialement reconnu, dont la technique fait florès dans le milieu.
En février 1973, il présente devant un parterre de scientifiques un rapport au Congrès médical de la transsexualité, à l’université de Stanford aux Etats-Unis, un pays gros pourvoyeur de clients, qui fera dire à Burou qu’il «doit y avoir plus de problèmes d’identité sexuelle aux Etats-Unis qu’ailleurs», «plus de dix mille hommes-femmes attendant chaque année leur métamorphose», dans les années 70, selon Paris Match.
Il est également invité la même année à exposer son traitement au Congrès international de sexologie à Paris, sur invitation du Collège des hôpitaux de Paris, une mini-révolution pour l’époque, où une vielle loi interdisait encore la pratique de ce genre d’opérations.
Enfin, Time Magazine se fend d’un long reportage en janvier 1974 intitulé «Prisonniers du sexe», dans lequel il revient longuement sur les prouesses médicales réalisées par le «virtuose du bistouri» casablancais.
Michael Jackson, Amanda Lear… Que de rumeurs!
Avec le succès viennent également les rumeurs. En ce début des années 80, la rue casablancaise soutient mordicus que Michael Jackson est venu se faire opérer chez le Dr Burou, jusqu’à ce que ses déboires avec la justice au sujet de supposés viols d’enfants ne viennent démonter cette thèse.
La presse people a longtemps spéculé sur la transformation de l’artiste française Amanda Lear (dont le vrai nom serait Alain Tapp), au début des années 60 à Casablanca, qu’elle a toujours réfuté, arguant une mauvaise blague émise par le chanteur David Bowie.
Ce qui est, en revanche, certain, est l’existence d’un Musée de la contraception à Toronto, au Canada, qui expose plus de 370 modèles contraceptifs, dont un particulier réalisé en nylon et portant une mention qui fait froid dans le dos:
«Créé par le Dr G. Burou à Casablanca, pêcheur confirmé. Cette spatule a été retirée d’un patient à Montréal.»
Une anecdote qui résume bien les écarts dont pouvait être capable un homme fasciné par l’acte chirurgical en lui-même et pas toujours enclin à assurer le suivi de ses patients.
Paris Match asserte qu’il «est rare que le docteur Burou suive ses patientes une fois opérées», lui objecte:
«Je crois que la plupart veulent oublier d’avoir dû subir cette opération, car il s’agit d’hommes qui ont passé toute leur vie à désirer être femme.»
Contrairement à ce qui a été écrit, le Dr Burou a pratiqué trois opérations en sens inverse (femme transformées en homme), reprenant une technique déjà pratiquée auparavant aux Etats-Unis. Il n’aura pas l’occasion de parfaire ce nouveau savoir-faire, emporté qu’il a été en 1987 par sa passion de toujours, la mer.
Un jour de décembre, alors qu’il faisait du bateau avec deux adolescents, enfants d’amis, son bateau fut pris dans une tempête au large de pont Blondin, une plage au nord de Casablanca, et chavira.
La légende dit qu’il n’avait que deux gilets de sauvetage, qu’il offrit à ses deux hôtes du jour, au sacrifice de sa vie.
Aurélie Hazan
Claudio :( :p